Tapages, c'est les attardés de l'avant-garde. Tapages, c'est du réchauffé, parce que la cuisine c'est pas notre truc. Tapages, c'est ceux qui croient qu'on a encore un corps en état de fonctionner. Tapages, c'est ceux qui pensent que le poème est un corps en action.
maintenant
si tu me demandes pourquoi je m’assois à cette table
pour quelles raisons supérieures il y a que je m’assois à cette table
face
assis
à toi
assis à cette table
je ne pourrai te répondre sans t’inviter d’abord à me suivre
face à face
qu’ensemble on se hisse
jusqu’où le face-à-face devient déplacement
et à entendre que c’est le silence qui nous guide tandis que la table se désamarre
se défait des liens qui tiennent cette cuisine
et les murs
et les meubles
et les objets les ustensiles qui nous entourent
puisque si tu es là c’est que le silence a creusé dans la parole un puits assez profond pour que toute la maison s’écroule
maintenant
je sais que ta question vit plus que vite que la réponse que je peux poser
sur cette table partie
dans cette cuisine ouverte en plein vent
dans l’assiette
à hauteur de rêve
entre toi et moi
nous en avons fini
avec tout ce qu’on a voulu nous apprendre par cœur du langage
avec les faux départs amers vers l’incapacité à penser que nous sommes de l’amour
avec le goût immodéré pour l’impossible tellement
qu’on se le met à un pas seulement devant sur un chemin tracé d’avance
avec toutes les formes fermées de la vie
nous avons une force incommensurable qui commence avec la nouvelle ignorance évidente entre nos mains
nous avons une grande force
que l’on doit uniquement à la certitude de notre faiblesse
c’est ainsi que même une table dans la cuisine peut devenir un indéniable lieu de résistance autant qu’une grande et déserte bibliothèque
ce qui se passe dans la lumière de l’une n’est pas séparable de ce qui se passe dans la nuit noire de l’autre
c’est le même désordre
sous l’apparence de l’ordre
c’est la même vie qui s’enracine dans l’oubli complet de l’alphabet
dans l’oubli complet des listes
des dictionnaires et des annuaires
chaque homme est plus grand que l’ensemble de ses secondes
je l’ai appris un soir d’une bibliothèque à voix basse
je l’ai appris
alors que j’oubliais une oreille ouverte dans cette bibliothèque à l’heure de la fermeture
chaque homme est seulement ce qui tient ensemble tout son pluriel au moment où il dit bonjour à son autre
et que deux hommes tiennent immensément dans une seule poignée de mains
je l’ai appris un soir
quand une bibliothèque ouvrait ses feux au moment de la fermeture
et qu’une minuterie automatique éteignait ses lumières
après la voix sirupeuse de l’évacuation
maintenant
une bibliothèque brûle entre nos lèvres
et nous parlons dans le désordre analphabétique de tout le langage
pas de b-a ba
pas de babil
ce n’est pas nous qui bégayons
c’est la pensée qui nous impense quand on nous donne à penser que le langage se répète
que la vie se répète
que l’histoire se répète et nous sommes nous partis
j’entends ailleurs une voix humaine
sous les voix inhumaines de l’hypermarché du monde où tu te désosses consciencieusement pour les soldes
j’entends naître
une voix et une lumière
dans ce que les néons oublient d’éclairer
un angle vif
dans un angle mort
un commencement de rêve contre la réalité endormeuse de ton effacement
Philippe PAÏNI est né en 1974. Il vit et travaille à Marseille. Il a participé aux ouvrages suivants : Le Rythme dans la poésie et les arts(Honoré Champion), Ghérasim Luca à gorge dénouée (Revue Triage, Tarabuste), Avec Bernard Noël toute rencontre est l’énigme (Rumeur des Ages), au numéro de la revue Faire-part consacré à Henri Meschonnic, à celui de la revue Méthode ! consacré à Bernard Vargaftig, à celui de la revue Continuum consacré à Paul Celan, ainsi qu’à Serge Pey et l’Internationale du rythme (Atelier des brisants / Dumerchez). Des poèmes ont paru dans les revues Sezim et Poésie/Première, ainsi que dans les revues en ligne Terre à Ciel et Les Etats-Civils. Un livre de poèmes, La somme du feu, a paru en 2007 aux Editions de L’Atelier du Grand Tétras qui publieront en 2011 La vie des morts. Il anime, avec Serge Martin et Laurent Mourey, la revue Résonance générale, cahiers pour la poétique, qui travaille ensemble écriture du poème et théorie.
http://www.latelierdugrandtetras.fr/
http://revue-resonancegenerale.blogspot.com/