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Tapages, c'est les attardés de l'avant-garde. Tapages, c'est du réchauffé, parce que la cuisine c'est pas notre truc. Tapages, c'est ceux qui croient qu'on a encore un corps en état de fonctionner. Tapages, c'est ceux qui pensent que le poème est un corps en action.

Hypothèses de cuisine, de Philippe Païni (Hypothèse 1)

 

 

 

maintenant

si tu me demandes pourquoi je m’assois à cette table

pour quelles raisons supérieures il y a que je m’assois à cette table

face

assis

à toi

assis à cette table

je ne pourrai te répondre sans t’inviter d’abord à me suivre

face à face

qu’ensemble on se hisse

jusqu’où le face-à-face devient déplacement

et à entendre que c’est le silence qui nous guide tandis que la  table se désamarre

se défait des liens qui tiennent cette cuisine

et les murs

et les meubles

et les objets les ustensiles qui nous entourent

puisque si tu es là c’est que le silence a creusé dans la parole un puits assez profond pour que toute la maison s’écroule

 

maintenant

je sais que ta question vit plus que vite que la réponse que je peux poser

sur cette table partie

dans cette cuisine ouverte en plein vent

dans l’assiette

à hauteur de rêve

entre toi et moi

 

nous en avons fini

avec tout ce qu’on a voulu nous apprendre par cœur du langage

avec les faux départs amers vers l’incapacité à penser que nous sommes de l’amour

avec le goût immodéré pour l’impossible tellement

qu’on se le met à un pas seulement devant sur un chemin tracé d’avance

avec toutes les formes fermées de la vie

 

nous avons une force incommensurable qui commence avec la nouvelle ignorance évidente entre nos mains

nous avons une grande force

que l’on doit uniquement à la certitude de notre faiblesse

c’est ainsi que même une table dans la cuisine peut devenir un indéniable lieu de résistance autant qu’une grande et déserte bibliothèque

ce qui se passe dans la lumière de l’une n’est pas séparable de ce qui se passe dans la nuit noire de l’autre

c’est le même désordre

sous l’apparence de l’ordre

c’est la même vie qui s’enracine dans l’oubli complet de l’alphabet

dans l’oubli complet des listes

des dictionnaires et des annuaires

 

chaque homme est plus grand que l’ensemble de ses secondes

je l’ai appris un soir d’une bibliothèque à voix basse

je l’ai appris

alors que j’oubliais une oreille ouverte dans cette bibliothèque à l’heure de la fermeture

chaque homme est seulement ce qui tient ensemble tout son pluriel au moment où il dit bonjour à son autre

et que deux hommes tiennent immensément dans une seule poignée de mains

je l’ai appris un soir

quand une bibliothèque ouvrait ses feux au moment de la fermeture

et qu’une minuterie automatique éteignait ses lumières

après la voix sirupeuse de l’évacuation

 

maintenant

une bibliothèque brûle entre nos lèvres

 

et nous parlons dans le désordre analphabétique de tout le langage

pas de b-a ba

pas de babil

ce n’est pas nous qui bégayons

c’est la pensée qui nous impense quand on nous donne à penser que le langage se répète

que la vie se répète

que l’histoire se répète et nous sommes nous partis

 

j’entends ailleurs une voix humaine

sous les voix inhumaines de l’hypermarché du monde où tu te désosses consciencieusement pour les soldes

j’entends naître

une voix et une lumière

dans ce que les néons oublient d’éclairer

un angle vif

dans un angle mort

un commencement de rêve contre la réalité endormeuse de ton effacement

 

 


 

 

      Philippe PAÏNI est né en 1974. Il vit et travaille à Marseille. Il a participé aux ouvrages suivants : Le Rythme dans la poésie et les arts(Honoré Champion), Ghérasim Luca à gorge dénouée (Revue Triage, Tarabuste), Avec Bernard Noël toute rencontre est l’énigme (Rumeur des Ages), au numéro de la revue Faire-part consacré à Henri Meschonnic, à celui de la revue Méthode ! consacré à Bernard Vargaftig, à celui de la revue Continuum consacré à Paul Celan, ainsi qu’à Serge Pey et l’Internationale du rythme (Atelier des brisants / Dumerchez). Des poèmes ont paru dans les revues Sezim et Poésie/Première, ainsi que dans les revues en ligne Terre à Ciel et Les Etats-Civils. Un livre de poèmes, La somme du feu, a paru en 2007 aux Editions de L’Atelier du Grand Tétras qui publieront en 2011 La vie des morts. Il anime, avec Serge Martin et Laurent Mourey, la revue Résonance générale, cahiers pour la poétique, qui travaille ensemble écriture du poème et théorie.

 

http://www.latelierdugrandtetras.fr/

http://revue-resonancegenerale.blogspot.com/


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