Tapages, c'est les attardés de l'avant-garde. Tapages, c'est du réchauffé, parce que la cuisine c'est pas notre truc. Tapages, c'est ceux qui croient qu'on a encore un corps en état de fonctionner. Tapages, c'est ceux qui pensent que le poème est un corps en action.
Tarik est jeune, il est un homme. Tarik a vingt-cinq ans hier, et parfois cinquantevingtcinq ans lorsque la nuit est lourde, la région inhospitalière, les jours passés à dormir à même le sol douloureux dans sa nuque, et le sable, les bottes, le sentiment de n’être rien. Le corps se brise mais le corps avance, Tarik est là, il est jeune, Tarik a vingt-cinq ans depuis des siècles, il avance et avancera toujours, car son nom. Car sa terre. Sa langue et ses dents comme des stèles. Sa terre. Tarik parcourt toutes les terres, il ne sait pas comment c’est possible. Comment c’est possible d’être partout chez soi, nulle part chez soi. Comment c’est possible de voyager, ou plutôt de crever d’une minute à l’autre, dans des soutes / des trains d’atterrissage / des camions frigorifiques / des bennes / des wagons de marchandises / des montagnes nues et des déserts sans nombre / des postes de frontières / des terrains minés / des zones de guerre / des eaux à traverser / des barques échouées /
et surtout l’indifférence de ceux qui ne savent plus ce qu’est la souffrance.
Tarik avance et avancera, il est le chemin conquérant, Tarik a vingt-cinq ans mais ses souvenirs et les vôtres le hantent. Comment la bouche du père s’est un jour refermée, si loin du corps et si près du sol. Comment le visage de la mère, face contre ciel et le sable déjà creusant les sillons des rides. Tarik est jeune, il a vingt-cinq ans, il est seul comme on est toujours seul à vingt-cinq ans, lorsqu’on choisit de ne plus. De ne jamais avoir. De rester. De toujours avancer et quand bien même nulle part, toujours avancer. Tarik a vingt-cinq ans hier et depuis des siècles, la bouche close de son père, le visage de sa mère, lui ont confié un nom et une marche à ne jamais cesser des siècles et des stèles. Tarik est perdu du haut de ses vingt-cinq ans, mais il sait. Il sait que le chemin mène toujours quelque part. Que la première étoile indique toujours le Nord. Que l’amour se partage encore. Que l’abolition des frontières se conquiert sans cesse. Qu’il existe des hommes bons de chaque côté de la mer. De chaque côté de toutes les mers, tous les océans, toutes les montagnes, tous les déserts. Que ceci est et sera à jamais, comme le sol qui appelle le pied, et le souvenir l’oubli. Tarik a vingt-cinq ans, c’est un très vieux jeune homme, il n’a jamais cessé. Il n’a jamais.
Tarik a vingt-cinq ans maintenant, il avance lourd, il avance lent, comme il est seulement possible d’avancer à vingt-cinq ans. Tarik est une disparition. Il sait que dehors plus rien. Et le silence, et l’oubli. Il sait que dehors le sable, recouvrira tout. Tarik avance toujours, sans être là. Il a vingt-cinq ans hier et à vingt-cinq ans, on n’est jamais vraiment là. Mais il avance car son nom le veut, et la terre est brûlante sous ses pieds, le pays inhospitalier, peuplé de mauvais regards, de mépris, de méfiance et de douleur aussi. Pourtant, Tarik a cinquantevingtcinq ans, son sang coule toujours dans ses veines. Il bat palpite coule. Son sang a abreuvé tous les chemins, tous les pays, toutes les guerres. Ce sang a bâti des murailles, dressé des palais, des temples, engendré des gouvernements, augmenté la production des usines. Pour que seulement d’autres se sentent moins immobiles, moins silencieux. Moins seuls. Tarik est un jeune homme, des milliers de chemins courent dans ses veines. Des milliers. Mais Tarik n’habite nulle part, la marche est sa demeure. Et la terre toujours brûlante sous ses pieds, comme si en-dessous les regards du père, les yeux de la mère, perçaient.