distille
Je ne digère pas, je distille.
Le temps vole en fumée,
se condense en gouttelettes
sur vos portraits remisés.
J’éponge,
presse,
recommence.
La flamme change de feu,
son âme passe du jaune
au bleu à l’ardeur blême
de la fournaise,
j’inhale
les visages à l’état gazeux,
les souvenirs chauffés à blanc,
l’air grisant des heures perdues,
la quasi quintessence,
l’oubli !
Mais une substance indéfinie
s’agrippe au fond de l’alambic,
fait la nique au bec Bunsen :
la perte impure adhère au verre,
leste les évanescences,
exhale un verbe amer.
En perte impure, le premier recueil du jeune poète Thibault Marthouret, vient de paraître aux éditions du Citron Gare, la toute récente maison d'édition créée par Patrice Maltaverne (oui, c'est bien Malta, l'infatigable animateur de la revue Traction-Brabant).
Alchimie du verbe et des souvenirs, la poésie de Thibault Marthouret regarde en arrière pour mieux saisir le présent. Elle "distille" le souvenir, le concentre, l'épure également pour n'en garder que la quintessence : le temps ne semble alors plus se dérouler en vain, les actions, échos, sentiments, ne passent pas en pure perte.
L'écriture de Thibault Marthouret nous offre, paradoxalement, un peu d'espoir dans cette condensation poétique d'un temps qui n'est déjà plus : il faut d'abord cerner, isoler, goûter l'esprit du passé jusqu'à l'ivresse avant d'appréhender le présent, et peut-être l'avenir. Nous saluons au passage la très belle série de photographies signée par Laure Chapalain, qui illustre le recueil, et fait écho au projet poétique de concentrer l'essentiel du vécu, et de lutter contre l'oubli qui guette chaque image.
C'est cette extrême concentration qui fait toute la force du verbe de Thibault Marthouret.

Thibault Marthouret, En perte impure, éditions du Citron Gare, juin 2013, 10 €
http://lecitrongareeditions.blogspot.fr/
distille 2
Le temps de l’alambic,
la terre est délaissée,
le seul refuge
est
volatil—
ses volutes,
branches de fumée
voilant la forêt d’épines.
distille 3
Je pique le bout de l’index,
caresse le O de l’éprouvette :
la bouche de verre rougit,
dégouline dans la gorge,
étale son feu lent—
à quand l’écho grenat ?
Le silence déglutit,
la réponse ne vient pas.
Dans le laboratoire désert,
un hurlement de sang séché
fissurera le tube de verre
rebouché.
distille 4
Mouton noir
au milieu des laborantins qui montrent blouse blanche,
je récupère les résidus liquides
dans les pipettes,
éprouvettes,
coupelles
déjà passées à l’analyse,
et je tamise—
en vain bêle-t-on—
les larmes,
l’eau blanche,
le Léthé.
La lune est mon tamis.
L’amertume luit sur le quadrillage.
distille 5
Des morceaux de toi
cavalent,
petits rats,
sur le carrelage.
J’entends tousser ces messieurs
qui s’impatientent dans l’autre pièce ;
ils révisent leurs jugements,
ne se ravisent jamais.
L’expérience doit avoir lieu,
je t’attrape par toutes tes queues
mais tu me grouilles entre les doigts
et me fais le coup du lombric.
Ces messieurs sont exaspérés,
ils me somment de débuter—
j’en suis encore à recueillir
dans mon filet à papillons
ta vermine éparpillée.
L’un deux se lève,
renverse sa chaise,
un très vieux vocifère mon prénom
qui n’est plus qu’une vitre brisée
derrière ma fuite à travers champs.
J’emporte mon panier percé.