je pourrais dire dialogue
ici ce qui se passe entre nous
et même si l’évidence répond que je suis seul à parler
et j’entends son rire gras
mais on peut rire en retour de l’évidence
en répondant à sa réponse qu’elle est sourde au point de ne pas entendre tout le langage qu’il y a dans le silence
c’est cette contre-évidence la blancheur et la lisseur des assiettes sur la table horizontale entre nous
elles sont pleines si tu y prends garde de petits reflets qu’on n’identifie pas
mais qui sont pourtant le paysage parfait de l’événement que nous sommes d’être
deux pluriels ensemble
événement d’événements
inséparables et pourtant jusqu’au bout notre rencontre est de l’ordre de l’insolite
insolite aussi la forme strictement historique de nos solitudes ici inventées
toute rencontre est empirique et fait naître une forme empirique de solitudes
c’est l’idée même d’un silence silencieux qu’il faut faire taire dans les têtes
rien n’est moins silencieux que le silence
(écoute ici le rire du rire)
puisque l’histoire est sans repos notre passage l’un à travers l’autre
et que resterait-il de nous si ce passage pouvait ne serait-ce qu’un instant s’arrêter
ou s’il pouvait seulement passer sans transformer radicalement les passants-passés que nous sommes ensemble
rien ne le suspend nous passons sur son fil en équilibre et pourtant
nous ne pouvons non plus cesser de tomber
je dis dialogue et je le dis pendant l’étonnement de l’évidence
je me dépêche tant qu’il dure
j’en profite pour la mitrailler comme le photographe essaie de saisir l’instant même du mouvement
car mêmement l’évidence n’est qu’à la seconde de son foudroiement
puisqu’une autre déjà brûle en nous une forêt de certitudes
quand elle apparaît comme une vérité toute nue
nous pouvons brûler la vérité
et garder seulement la nudité dont nous revêtons ensuite un tout nouveau doute
le doute tout nu est la générosité nécessaire pour que l’événement de notre rencontre sous-entende que nous sommes nous l’événement
de la rencontre
la nudité du doute est une grammaire appliquée à la parole qui empiriquement fait être la cuisine
elle est l’économe avec lequel nous pelons le réel jusqu’à son noyau de rêve
jusqu’à la nullité totale de la réalité
laquelle apparaît alors dans sa plus simple expression
une suite de mots qui ne peut atteindre en nous nul rivage
nulle digue ne peut en contenir l’accroissement
puisque la nudité nous multiplie devant la complexité de notre plus simple appareil
le langage
ne s’incarne pas dans notre chair mise à nu
bien plutôt
il n’est que s’il est
l’évidence même dite à voix haute enfin que nous le sommes toujours
et sans préméditer de l’ensemble du dit
et du tu
alors il est aussi ce qui infinit le noyau
et le corps qu’on est n’est que si le corps est toujours le langage qui se détache nettement des planches anatomiques
de la science
et de l’hygiénique réflexion des philosophies
et de la torturée démonstration des arts prise un temps pour le parangon de la révolte quand il s’agit toujours de réaffirmer la
vieille morale pour laquelle le corps n’est jamais que le sale de l’humain
et d’asseoir sûrement dans notre viande les préceptes hérités
mais il ne suffit pas de prendre le parti du sale pour rompre avec les prémisses de l’hygiénisme
nécroser les oppositions ne dédogmatise pas les axiomes
même la gymnastique appliquée aux fossiles ne suffit pas à faire de la paléontologie une promesse d’avenir
la plasticité du passé n’est pas une garantie suffisante pour qu’une vie soit plus forte que seulement la survie
l’esthétique ne sent le corps et ne le sait que si
piqûres blessures scarifications et tortures en tous genres en assurent l’effrayante présence
ou si la duplicité du beau ne donne de la vie qu’une image arrêtée
morte plus morte encore que ce qu’en dit toute la dégradation en route de nos amas d’organes
c’est encore le corps en gloire et l’esthétique tend ses toiles peintes sur l’ensemble de ce qu’il y aurait à vivre et sentir
vivre
même si c’est en gisant
même si c’est encore la descente de la croix
même si c’est l’extase froide des marbres
même s’il n’est plus qu’un crâne posé dans le clair-obscur d’une vanité
il demeure toujours que c’est
le corps
ce qu’ainsi on appelle
qui détermine par avance son image impeccable de chose putrescible
pour ne pas s’entendre qui s’invente jeté dans l’élan d’un vivre
mon corps n’est pas un lieu commun
même si je le donne gratuitement à qui vient
gratuitement dans cette cuisine
à qui s’amène aussi
bouche ventre souffle entre eux un remuement qui fait l’écoute toute
pleine de langage